LE SECRET
Longtemps, le tout n’a rien su de son destin. Il obéissait à la loi. Mais il l’ignorait. Il faudra attendre la dernière en date, et la plus puissante, de ses créatures, la plus invraisemblable aussi, et la plus arrogante, pour qu’elle découvre la loi, ou des fragments de la loi, et pour qu’elle s’imagine, dans la crainte et le tremblement, dans l’illusion peut-être, dans l’orgueil sans aucun doute, pouvoir parler du tout et lui donner un sens.
Nous verrons plus tard comment et dans quelle mesure l’homme a donné un sens au tout. Aussi loin qu’il a pu et un peu plus chaque jour, l’homme essaie, par la science, par l’art, par la méditation, par l’action, par la révolte aussi, et par le refus, d’arracher au tout ses secrets bien gardés. Malgré tous ses efforts, qui marquent à la fois ses limites et sa grandeur, il n’en finit pas d’échouer à découvrir les fondements de la loi et sa signification. Mais il soulève peu à peu un coin ou l’autre du grand voile. Il jette des regards dérobés sur le tout et ses lois. Il devine des éléments, des structures, des évolutions, des secrets dissimulés depuis les origines. Il lui semble, et ce n’est pas faux, qu’il apprend presque tout de la composition de la matière et des rouages de l’univers. Ce qui lui manque, ce qui lui manquera toujours, c’est le dessein du tout, son origine, sa fin, sa signification. Le tout était un secret jusqu’à la venue de l’homme. L’homme explore chaque jour un peu plus les recoins cachés du tout, et le tout reste pour lui un secret et un mystère.
Emportés par le temps, fragments infimes du tout, nous vivons dans le secret, nous vivons dans l’énigme, nous vivons dans le mystère. Nous ne sommes pas transparents à nous-mêmes et le tout ne nous est pas transparent. On pourrait dire du tout que c’est un piège tendu avec une habileté diabolique. Et si ce n’est pas un piège, c’est quelque chose d’obscur qui y ressemble comme un frère. Chaque jour, l’enquête progresse dans la connaissance de ses mécanismes et de leur fonctionnement : elle ne nous révèle presque rien, ou plutôt rien du tout, sur l’origine du piège ni sur les intentions de celui qui l’a posé – si quelqu’un l’a posé – et nous n’en savons guère plus, et nous n’en saurons sans doute jamais guère plus, sur ce qu’il représente et sur ce qu’il signifie. Nous découvrons des lois. La loi nous reste cachée. Il y a, dans le tout, une multitude de secrets qui seront percés tour à tour, mais le grand secret, qui ne sera jamais percé, c’est le tout.
On peut rêver sur ce secret. C’est l’une des occupations les plus constantes et les plus hautes des philosophes, des artistes, des poètes, des hommes de science. On peut se demander pourquoi la loi nous échappe. On peut se demander pourquoi le tout est un secret. On peut se demander pour qui et grâce à qui le temps est un secret. Peut-être, un jour, se dévoilera-t-il aux yeux de ceux qui nous succéderont ? Peut-être, au contraire, restera-t-il à jamais, et pour tous, un secret ? Je crois que, pour les hommes, le secret du tout ne sera jamais levé.
Si le tout est un secret, une énigme, un mystère, c’est qu’il y a en lui à la fois quelque chose d’imparfait qui s’apparente au temps, au mal, à l’existence, et quelque chose de parfait qui s’apparente à l’être. Le tout n’est pas transparent parce qu’il est chargé de servir d’écran entre l’être et l’existence, entre les origines et nous. L’être, aux yeux des hommes, se cache derrière le tout.
Le tout est un fragment d’être épars, enfoncé dans l’espace, disséminé dans le temps, inaccessible aux hommes qui dansent autour de lui et en lui leur danse sans fin et sans espoir. Quelque immense que soit le tout, l’être le déborde encore. Il ne se limite pas au tout puisque rien ne le limite. Il livre le tout aux hommes comme un grand labyrinthe, comme un code secret et un message chiffré.